1919, la véritable origine des pensions militaires d'invalidité

Les aveugles de guerre viennent, en décembre 2018, de célébrer le centenaire de la création de l'Union des Aveugles de Guerre. Avec nos camarades des associations de grands Invalides de Guerre, nous célébrons, en ce début d'année 2019,  le centenaire de la loi LUGOL du 31 mars 1919 instaurant un droit à la reconnaissance et à la réparation pour les mutilés de la Grande Guerre.

Le texte publié ci-dessous, extrait du bulletin de l'UAG de décembre 1919, nous donne l'occasion de nous rappeler ce qu'était la situation des mutilés  à la sortie de la première guerre mondiale. Il nous permet également de rendre hommage à tous ceux qui, par leur engagement pugnace, ont obtenu un début de prise en compte de leurs sacrifices par la Nation puis conquis progressivement les justes améliorations que l'impôt du sang versé méritait.

Respectueux de leur mémoire et fidèles à leurs convictions, nous nous devons de rester vigilants pour que, dans l'esprit et dans la lettre, ce droit à la reconnaissance et à la réparation établi par le Code des Pensions Militaires d'Invalidité et des Victimes de Guerre (CPMI-VG) soit préservé et conforté.

Pierre TRICOT

Président 

 

L’œuvre législative de l’UAG

Il n’est pas sans intérêt de retracer brièvement quelle a été l’œuvre de votre Union en ce qui concerne la préparation de la loi sur les pensions, son vote, son application ainsi que les efforts incessants faits par elle en vue de l’amélioration du sort de ceux d’entre vous réformés ou en instance de réforme, sous le régime de la loi de 1831.

La plus grande partie des membres de votre conseil d’administration s’étaient déjà, avant la fondation de votre Union, préoccupés à juste titre « des conditions dans lesquelles allait être établi le nouveau statut des mutilés qui, mis en chantier dès la fin de 1914, ne devait voir le jour qu’en mars 1919.

Pendant les premiers mois d’existence de l’U.A.G., et par suite de la non-reconnaissance immédiate de votre groupement comme œuvre de guerre, les efforts de votre conseil d’administration  ont dû se borner à des efforts individuels, se traduisant par de multiples démarches et d’incessantes conversations avec les rédacteurs du projet de loi. Remercions, en passant, les quatre parlementaires membres du Comité de patronage de l’U.A.G. :
MM. BARTHOU, Justin GODART, BORET et Pierre RAMEIL, du concours éclairé qu’ils ont toujours apporté à la défense de vos intérêts, et félicitons-les de leur réélection qui leur permettra encore de vous aider dans l’avenir. Lorsqu’au mois de mars, l’U.A.G. enfin reconnue pouvait prendre place à la conférence permanente du Ministère du Travail et de la Prévoyance Sociale, le texte de la loi sur les pensions avait pris sa forme définitive et son vote était proche. Etait-il de bonne tactique, tout en signalant ce qui nous semblait encore imparfait, de mettre tout en œuvre pour qu’il fût procédé à de nouvelles études alors que le pays tout entier réclamait le vote immédiat et que, dans son ensemble, une très grande partie des mutilés se déclaraient satisfaits ?

Il a semblé à votre conseil d’administration qu’il était de son devoir d’accepter la loi telle qu’elle était proposée, sous la réserve que tous les efforts seraient faits pour que son application ne subît aucun retard.

Qu’il s’agisse du décret réglant l’application de la loi du 30 mars 1919, qu’il s’agisse des nombreuses circulaires parues depuis cette époque et réglant tous les détails d’application de ces divers documents législatifs, partout votre conseil d’administration est intervenu, soit directement par le service des pensions, soit indirectement par l’Office national des mutilés, intermédiaire obligé entre les postulants à pension et le gouvernement. A ce jour, la situation peut se résumer de la manière suivante : les mutilés forment trois catégories soumises à des régimes différents et à un traitement fort inégal.

La première catégorie comprend les réformés depuis le début de la guerre jusqu’au 30 mars 1919 : les postulants à pension de cette catégorie, jusqu’à nouvelle décision du Parlement, ne peuvent se réclamer que de la loi de 1831 modifiée, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent prétendre qu’à la pension de 1 230 francs. C’est là une situation regrettable à tous points de vue, mais dont la responsabilité ne nous incombe pas, tous nos efforts s’étant brisés, aussi bien au Ministère des Finances qu’au Ministère des Pensions, contre cet argument sans réplique que le rédacteur de la loi nouvelle avait omis d’y incorporer l’article par lequel les réformés antérieurement à la promulgation de la loi profiteraient immédiatement de ses dispositions bienveillantes. Cette situation regrettable ne peut être modifiée avant que le Parlement nouveau (chambre des Députés et Sénat) n’ait statué sur le texte à incorporer dans la loi. Il est malheureusement à craindre que le vote de cet article additionnel ne puisse être attendu avant le mois de mars prochain. Nous avons alors tenté de provoquer une révision des pensionnés de cette catégorie de manière à essayer de les faire profiter de l’allocation d’attente jusqu’au jour où leur situation légale serait définitivement réglée. Mais ici, nous nous sommes heurtés à des dispositions budgétaires : la France doit, en effet, faire l’avance des 4 milliards qui constituent la première annuité des pensions et, à notre grand regret, le budget total a été voté sans apporter aux réformés de la première heure d’autres améliorations que la légère bonification dont ont joui, pendant la fin des hostilités, les petits pensionnés de l’Etat.

Nos camarades ne perdront évidemment rien des sommes que l’Etat leur doit et tous nos efforts tendront à ce qu’ils soient mis en possession le plus rapidement possible du capital qui leur revient.

Une deuxième catégorie de réformés est constituée par ceux d’entre vous, réformés postérieurement au mois de juin dernier, qui ont été mis en possession immédiate d’un titre provisoire leur donnant droit à l’allocation d’attente. Une fois franchie la période pendant laquelle le réformé ne touche rien, puisque l’allocation d’attente se paie à terme échu, les réformés de cette catégorie seront, à l’égard de leurs camarades, dans la meilleure situation possible pour attendre la liquidation définitive de leur pension.

Enfin, la troisième catégorie comprend ceux d’entre vous qui ont été réformés entre le mois de mars et le mois de juin 1919. Pour le moment, les réformés de cette catégorie ne touchent absolument rien, puisqu’ils ne peuvent profiter de la loi du 31 mars 1919 qui n’est pas appliquée et qu’ils ne relèvent pas davantage du décret de juin 1919 créant l’allocation d’attente, ce décret ne leur étant pas applicable. Votre conseil d’administration, à qui cette situation regrettable n’avait pas échappé, s’est donné pour tâche de venir en aide aux camarades de cette catégorie. Chaque fois qu’un cas de ce genre nous est signalé, nous mettons en œuvre les deux moyens légaux dont nous disposons pour sortir nos camarades de cette impasse ; ou bien nous prions l’intéressé de demander à être traduit devant une nouvelle commission de réforme en faisant intervenir un fait nouveau survenu dans son état physique (modification par suite d’aggravation, par suite de maladie se rattachant aux faits de guerre ou conséquence de la première infirmité, etc.) et dans ce cas son nouveau titre de réforme le met immédiatement en possession de l’allocation d’attente, puisque le décret de juin 1919 lui devient applicable. Quand cette méthode ne réussit pas, nous signalons immédiatement le cas à l’Office national des mutilés pour qu’il actionne directement le service des pensions et hâte ainsi la liquidation et la remise du titre. Plus d’une centaine de nos camarades qui ont eu recours à nos services ont ainsi obtenu satisfaction ou vont l’obtenir.

L’action de votre conseil d’administration s’est également manifestée en ce qui concerne l’application de la loi par laquelle le ministère de l’Agriculture est autorisé à consentir des prêts en vue de l’achat par les mutilés de petites propriétés rurales à exploiter. La Caisse des dépôts et consignations, qui devait consentir ces prêts, se refusait à le faire parce que, légalement, le mutilé doit contracter une assurance sur la vie qui couvre l’Etat en cas de décès. Or, les compagnies d’assurance sur la vie se refusaient à assurer des aveugles de guerre, et par conséquent, les avances de fonds leur étaient refusées par l’Etat. Les démarches entreprises ont abouti à l’heureux résultat que nous escomptions, puisqu’une loi nouvelle vient de prescrire que l’assurance sur la vie pourrait être contractée aussi bien sur la tête de la femme du mutilé que sur ce dernier : il n’y a désormais plus d’obstacles à l’achat de petites propriétés rurales. Mais là ne doit pas se borner l’intervention de votre Union dans les questions de législation ayant trait aux mutilés de la guerre. L’exposé de ce qui reste à faire prendra place dans la deuxième partie de ce rapport qui montrera ce que doit être l’œuvre de demain.

L’avenir de l’U.A.G – Le programme de demain

Du vote qui suivra l’assemblée générale de ce jour, doit sortir pour votre Union le conseil d’administration définitif qui prendra la place de son devancier dont les pouvoirs limités à un an prennent fin aujourd’hui. A ces hommes nouveaux qui prendront la direction de vos affaires, il a semblé que pour mieux assurer la continuité des efforts, le conseil d’administration sortant se devait d’indiquer celles des parties de notre programme qui soit, par défaut de temps, soit par défaut de moyens, soit encore parce que l’heure ne semblait pas venue de les entamer, n’ont pu être réalisées.

L’œuvre législative de demain

La loi sur les pensions, telle qu’elle a été votée par le Parlement, contient, en ce qui concerne le sort réservé aux aveugles, des lacunes et des défauts qui rendent indispensable sa réfection tout au moins partielle. Il s’agira tout d’abord de provoquer par une action parlementaire immédiate, l’admission des réformés sous le régime de la loi de 1831 aux bénéfices de la loi du 31 mars 1919.

Ce premier point acquis, il s’agira d’obtenir que leur soient versées, dans le plus bref délai possible, les sommes qui leur sont dues depuis plusieurs années et qui sont constituées par autant de fois 1 200 francs qu’il se sera écoulé de périodes de douze mois entre l’époque de la réforme de l’intéressé  et le moment où la réforme de la loi de 1919 leur sera appliquée. Des négociations devront en outre être entreprises de manière à obtenir pour les blessés de cette catégorie le paiement, pendant le même laps de temps, de la sur-pension destinée à la tierce personne qui se constitue le guide de l’aveugle, sur-pension à laquelle la loi de 1831 ne leur donnait pas droit, mais la loi de 1919 ayant consacré le droit à pension pour la tierce personne qui s’occupe d’un grand mutilé, il n’y a aucune raison pour que les grands mutilés de la première heure soient frustrés de la si juste récompense à laquelle leurs compagnes ont droit.

Ces deux résultats ayant été obtenus, tous les aveugles se trouveront ainsi profiter d’un tarif unique de 3 000 francs, pension et sur-pension réunies. L’égalité de traitement ayant été ainsi réalisée sur ce tarif de base, le conseil d’administration de l’avenir aura de concert avec les autres associations de mutilés à entreprendre une vigoureuse campagne en vue d’améliorer la situation des grands mutilés atteints d’infirmités multiples. Prenons par exemple le cas d’un aveugle manchot : il aura droit, du fait de sa cécité, à une pension de 3 000 francs ;  sa seconde infirmité, par contre, évaluée à 55%, s’il s’agit d’un bras gauche, d’après les barèmes en vigueur, ne lui donnera droit qu’à un supplément de pension de
550 francs. Si cet homme n’avait pas été aveugle et que la guerre l’ait privé d’un bras, sa pension eût été de 1 320 francs. L’amputation d’un bras est donc estimée à 1 320 francs, s’il s’agit d’un voyant, et 550 francs seulement, s’il s’agit d’un aveugle. Il en est de même en ce qui concerne les autres indemnités complémentaires : la loi spécifie que l’homme qui est atteint de plusieurs mutilations, ne touche pas la somme des pensions à laquelle ses diverses mutilations lui donneraient droit. Il y a là une inégalité de traitement choquante car on ne voit pas bien pourquoi le membre perdu par un aveugle aurait moins de valeur que le membre perdu par un voyant. Nous allons même plus loin dans cette voie et nous affirmons que l’aveugle, qui en perdant la vue, a déjà perdu un de ses cinq sens, attache d’autant plus de prix aux quatre qui lui restent qu’il sent bien l’importance qu’ils ont désormais pour lui. Un homme aveugle peut chez lui vaquer à ses occupations et exercer encore une profession ; l’homme aveugle et qui, de plus, a perdu un bras trouve de plus en plus difficilement à occuper son activité ; et quel est l’aveugle qui, pour 500 francs par an, consentirait à se séparer d’un bras ? Quand par mégarde on perd de l’argent, cette perte est d’autant plus sensible qu’on en avait moins à perdre.

Pour l’aveugle qui a déjà tant perdu, et qui ne peut retrouver une certaine activité qu’en demandant davantage à ses autres organes, toute perte de l’un de ces derniers lui enlève le suprême espoir qu’il avait de retrouver un peu d’indépendance par le travail. Que dire également de l’aveugle bi-manchot, à qui la loi ne donne qu’une pension complémentaire de 1 000 francs ? Non seulement cet homme a perdu presque toute possibilité d’accroître par son travail la pension qu’il reçoit ; mais étant donné sa situation physique, il devra être l’objet, de la part de la tierce personne qui s’en occupe, d’une attention constante et de soins permanents ; c’est donc dire que cette tierce personne sera tout à fait immobilisée par son rôle de surveillante. Or, moins la pension totale de l’aveugle sera élevée, et moins sera grande la sur-pension destinée à la tierce personne, puisqu’elle reste égale au quart de la pension initiale. Prenons deux chiffres pour mieux frapper les esprits : voici un aveugle brossier qui travaille seul toute sa journée : sa femme touche 600 francs comme tierce personne s’occupant d’aveugles. Prenons un aveugle, double amputé de cuisses, dont la femme ne peut guère faire autre chose que de s’occuper de lui ; il touchera pour elle
600 francs comme dans le cas précédent et cependant, cette compagne de l’aveugle amputé ne peut plus contribuer en aucune façon à diminuer les charges du ménage. Le nombre des grands mutilés à blessures multiples n’est pas si élevé qu’un pays, qui a su imposer au vaincu le paiement des pensions de ses mutilés, ne puisse trouver dans ses propres ressources de quoi accomplir cette œuvre de justice et d’humanité.

Il nous semble aussi de toute nécessité qu’une retouche soit apportée au décret de juin 1919 créant l’allocation d’attente. Celle-ci, en effet, est destinée à permettre au mutilé d’attendre la liquidation définitive de la pension pour laquelle il postule ; or, cette dernière tiendra compte des charges de famille, tandis que l’allocation d’attente n’en tient aucun compte. Il y là, véritablement, un oubli regrettable au moment où le pays souffre d’une crise constante de natalité ; alors qu’un projet de loi est déposé, tendant à créer, en faveur des non-mutilés mariés, une prime pour charge de famille, l’Etat ne tient aucun compte pour le moment des enfants nés ou à naître des unions que les mutilés et notamment les grands mutilés sont appelés à contracter. La vie de l’aveugle est grandement facilitée, quand il trouve dans la compagne qu’il s’est choisi librement le guide indispensable dans sa pénible situation.  C’est lui rendre ce choix particulièrement difficile que de ne pas prévoir qu’aussitôt constitué, ce foyer nouveau peut et doit s’augmenter rapidement. Le laps de temps de trois ans réclamé par le gouvernement pour la liquidation totale des pensions ne peut s’écouler sans que rien n’ait été fait en faveur des familles nombreuses.

Il nous paraît également indispensable d’attirer l’attention du Parlement sur une loi votée il y a deux ans et créant l’impôt sur les pensionnés de l’Etat. Il nous semble de toute justice que les pensionnés de guerre ne doivent pas être soumis à cet impôt et ceci pour deux raisons : l’une de principe et l’autre de fait. Il paraît en effet peu admissible que l’homme qui a déjà versé l’impôt du sang et dont le gouvernement cherche à alléger le lourd sacrifice par l’octroi d’une pension, voit aussitôt cette pension diminuer par le prélèvement d’un impôt.

La raison de fait, nous la trouvons dans cette constatation que, la France ayant imposé à l’Allemagne la juste réparation des dommages qu’elle a causés par son abominable agression, les mutilés de guerre ne peuvent être considérés comme pensionnés de l’Etat français, mais bien comme dédommagés par le gouvernement allemand.

 

 

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