Interview de Pascal CLET, aveugle de guerre, blessé au Liban en 1984
J'ai vécu plus longtemps handicapé qu'avec mon intégrité physique
Saint-Genois depuis 17 ans, "gueule cassée", Pascal CLET a perdu ses yeux et ses mains en 1984 au Liban à cause d'une mine antipersonnel. Sa Fondation des Aveugles de Guerre aide à la recherche ophtalmologique pour tous.
La dernière image dont Pascal CLET se souvient, ce sont les infirmières au pied de son lit d'hôpital. Un mois après son accident et juste avant de devenir aveugle pour toujours : "Je les voyais floues, mais je savais dire si elles étaient brunes ou blondes", se remémore-t-il.
L'accident a eu lieu en 1984, au Liban, sur un champ de mines abandonné par les Israéliens en 1978 : "Je désamorçais une mine qui m'a explosé dans les mains. J'en ai gardé la cécité, une légère surdité, des cicatrices un peu partout et une double amputation des avant-bras. J'avais 23 ans et 10 mois."
"Je ne fais absolument aucune différence entre le jour et la nuit"
C'était il y a trente-deux ans. Aujourd'hui, deux aides-soignantes se relaient à ses côtés : "je suis physiquement dépendant. J'ai besoin d'une tierce personne sept jours sur sept et 24 heures sur 24, explique le Saint-Genois de 56 ans.
Pourtant, sans ses mains et sans voir, il est capable de boire à la bouteille, prendre une cigarette, l'allumer, la fumer et la reposer. L'un de ses plaisirs. Un réveil parlant posé sur la table lui permet de savoir l'heure qu'il est : "Je ne fais absolument aucune différence entre le jour et la nuit".
Si le goût et l'odorat ont été altérés par la cigarette, il a cependant développé une grande sensibilité épidermique qui lui permet d'effectuer certains gestes : "Je fais énormément de choses avec mes deux moignons" mais aussi grâce à une mémoire d'éléphant. Il est capable de citer des dates très précises, comme celle de la visite de François MITTERRAND, le 11 novembre 1985, dans sa chambre d'hôpital : "J'avais fait l'objet d'articles dans de nombreux journaux de l'époque".
Après l'accident, le jeune démineur a subi quinze interventions chirurgicales à l'hôpital de Saint-Mandé (Val-de-Marne), puis a passé deux ans en rééducation avant d'en sortir, en septembre 1986. En juin de la même année, il s'était marié : "Ma fiancée est restée, je lui en étais reconnaissant. Nous sommes restés mariés douze ans et avons adopté une petite fille au Vietnam, en 1997".
Mélanie a aujourd'hui 19 ans : "Elle est sa force, ce qui lui permet aussi de tenir", témoigne Zora TAIAR, l'aide-soignante de Pascal CLET depuis seize ans. Car sa femme, elle, est partie : "Comme tous les pères divorcés, je vois ma fille un week-end sur deux et la moitié des vacance scolaires. Je suis très heureux qu'elle ait gardé ce rythme, même après sa majorité".
Aujourd'hui, Pascal CLET a trouvé un équilibre.
Ça fait quatorze ou quinze ans que ça va bien. J'ai eu des périodes de relâchement, notamment quand j'étais marié", se rappelle-t-il. Et juste après l'accident aussi : "J'ai traversé une période de dépression, avec des hauts et des bas".
L'association des aveugles de guerre, créée après la guerre de 14-18
Pourtant, quelques mois après sa sortie de l'hôpital, il est déjà vice-président de l'association des aveugles de guerre.
Ça m'a permis d'avoir un statut social et de ne pas mourir".
Cette activité l'occupe pendant de nombreuses années. Il se rend très régulièrement à Paris. Souvent entre deux trains, très occupé, l'ancien sergent-chef se consacre pleinement à son association. Mais en 2015, la décision est prise de la dissoudre : "Il y avait moins d'une centaine d'adhérents".
Née en décembre 1918, après l'armistice de la Grande Guerre, l'association des aveugles de guerre rassemblait à l'époque environ 3 000 "gueules cassées" : "Puis, ceux de la Deuxième Guerre ont rejoint les autres, puis ceux de l'Indochine, puis de l'Afrique du Nord".
"Prendre quelques années sabbatiques"
En 2011, Pascal CLET participe à la création de la Fondation des Aveugles de Guerre, qui va remplacer l'association : "Pour financer la Fondation, nous avons revendu la maison que nous avions dans le 9ème arrondissement de Paris". Le but, c'est notamment de trouver des fonds pour la recherche en ophtalmologie, pas seulement pour les aveugles de guerre, mais pour tous. Depuis que la Fondation est sur ses rails, avec Pierre TRICOT comme Président, Pascal CLET, un peu fatigué, a décidé de prendre "quelques années sabbatiques". Il voudrait avoir "une petite responsabilité" à Lyon, pourquoi pas dans une association de handicapés civils. Pour continuer à être utile, pour que son courage ne serve pas qu'à lui. Zora TAIAR confie, admirative : "Il a une telle force de caractère. Il ne se plaint jamais ! C'est une leçon de vie".
D'ailleurs, Pascal CLET n'inspire pas la pitié. Plutôt qu'un handicapé, il est un homme qui a vaincu la mort. Un survivant plus qu'un blessé de guerre. Si un génie lui demandait ce qu'il souhaiterait, il serait peut-être un peu embarrassé. Son handicap, c'est une part de lui-même qu'il a acceptée : "J'ai vécu plus longtemps handicapé qu'avec mon intégrité physique. Ma fille me dit qu'elle m'a toujours connu comme ça. "C'est drôle comme le corps humain sait s'adapter".
Mais il nuance : " La plupart des aveugles peuvent se faire une idée d'un visage avec leurs mains, moi je ne peux pas. Si on me laissait le choix de retrouver un sens, ce serait peut-être la vue... Pour voir le visage de ma fille".
Elise COLIN - Le Progrès - Mercredi 19 octobre 2016