Un objet, un officier : les jumelles du Commandant Paul Sallerin

Chaque semaine sur le site internet des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan www.st-cyr.terre.defense.gouv.fr ), le commandant Tristan Leroy, conservateur du musée, et le commandant Michael Bourlet, chef du département histoire des Ecoles, proposent de découvrir les officiers de la Grande Guerre à travers un objet issu des collections du Musée du Souvenir.

Avec l’aimable autorisation des auteurs, nous reproduisons ci-dessous le texte de l’article consacré au chef de bataillon Paul Sallerin (1878-1959), premier président de l’Union des Aveugles de Guerre de 1919 à 1921.

L’objet :

Paire de jumelles réglementaire pour l’Infanterie et la Cavalerie, « extra lumineuse » à facteur de grossissement 7, fabriquée par la maison « Huet » à Paris. Le numéro de série est gravé près de l’objectif gauche : 22394 – Modèle IC.MG (pour « Infanterie et Cavalerie, Matériel de guerre).

 Le corps des jumelles a été très sérieusement endommagé par le projectile qui blessa Paul Sallerin en janvier 1915, le rendant presque aveugle. On mesure à l’état de ces jumelles la violence de l’impact. Le métal est percé en plusieurs endroits. Le cuir de revêtement et une partie des optiques côté droit ont été arrachés. On devine la trace de deux plaquettes de laiton, également arrachées, qui étaient vissées sur la partie supérieure des jumelles et portaient les silhouettes gravées d’un fantassin et d’un cavalier, associées à des repères gradués permettant à l’observateur d’évaluer les distances.

L’étui est en cuir, de section ovale et muni d’une bandoulière fermée par une boucle métallique à ardillon au corps guilloché, identique à celle fermant le couvercle de l’étui. L’arrière est muni de deux passants de ceinturon.

 L’officier :

Né le 5 janvier 1878 à Douai (Nord), Paul Sallerin s’engage à Versailles le 28 octobre 1897 avant d’intégrer l’école spéciale militaire de Saint-Cyr. Saint-Cyrien de la promotion de Bourbaki (1897-1899), il est ensuite affecté au 110ème régiment d’infanterie en octobre 1899. Promu lieutenant, il est admis à suivre les cours de l’école supérieure de guerre (session 1908-1910) dont il sort breveté d’état-major. En 1914, il est capitaine au 126ème régiment d’infanterie de Brive-la-Gaillarde. Parti en campagne avec son régiment, il est promu chef de bataillon à titre temporaire le 28 septembre 1914.
A plusieurs reprises, il s’illustre au feu à la tête de son bataillon. Il est grièvement blessé au combat le 1er janvier 1915. Il est touché par une balle alors qu’il observe le terrain avec ses jumelles pour rechercher des objectifs pour l’artillerie. Devenu aveugle à la suite de cette blessure, il est mutilé de guerre à 100 %. Néanmoins, il est maintenu en activité. Après la guerre, il enseigne l’histoire militaire à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr. Promu lieutenant-colonel, il est retraité en 1937 et décède à Limoges le 9 juillet 1959.

 

 

                                             Portrait du commandant Paul Sallerin   -  ©ESCC

 

Cliché représentant le lieutenant-colonel Sallerin, alors professeur d’histoire militaire à l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr. Il porte l’uniforme bleu horizon modèle 1922 avec ceinturon et bélière. Les pattes du collet de l’ESM brodées en cannetille d’or sont visibles sur le col de sa tunique et le revers de sa capote portée ouverte.

Il porte la cravate de Commandeur de la Légion d’Honneur, la croix de guerre 14-18 avec 2 palmes, la croix de guerre belge avec une palme, la médaille d’officier des Palmes Académiques, la médaille commémorative 1914-1918, la médaille interalliée de la victoire 14-18 et la croix de Chevalier de l’ordre impérial russe de Saint-Stanislas.

* * *

Pour évoquer la mémoire du commandant Paul Sallerin, nous publions l’éloge qu’il prononça le 8 novembre 1919 en hommage à l’académicien Eugène Brieux lors de l’élévation à la dignité de Commandeur de la Légion d’Honneur de celui qui fut à l’origine de la création de l’Union des Aveugles de Guerre.

Allocution parue dans le bulletin de l’UAG de janvier 1920

«Monsieur le Président,

Il y a quelques semaines déjà, par une décision qui l’honore, le Gouvernement vous élevait à la dignité de Commandeur de la Légion d’honneur ; afin de récompenser les éminents services par vous rendus en temps de guerre à la cause des aveugles. Cette nouvelle, désirée, escomptée, attendue avec impatience, provoquait dans le monde des enténébrés une joie profonde et bien compréhensible.

Chacun de nous se remémorait les angoisses des premières heures de ténèbres, l’horrible cauchemar dont l’esprit et le corps torturés par des blessures trop récentes encore, eussent voulu s’évader, l’anxiété qui nous étreignait au seuil de cette nuit sans fin que la raison ne semblait pas devoir supporter. C’est dans ces heures de crise et de défaillance morale que vous êtes apparu à la plupart d’entre nous. Avec une conviction ardente, qui peu à peu nous gagnait, vous nous affirmiez que tout n’était pas perdu et que, si spéciale et si déformée qu’elle dut être, la vie nouvelle dans laquelle nous entrions, pouvait et devait encore valoir la peine d’être vécue.

Aux travailleurs manuels, vous démontriez qu’il est encore des professions spéciales permettant à l’aveugle de prendre une part de l’activité sociale ; aux intellectuels, vous affirmiez que, leurs facultés étant restées indemnes, un champ assez vaste demeurait ouvert à leur activité et un grand souffle d’espoir passait sur les emmurés de la grande guerre et les rattachait à la vie pour le travail.

Les innombrables lettres de félicitations que vous avez reçues vous ont traduit, sous les formes les plus diverses, combien était profonde la reconnaissance des aveugles et combien était grande leur joie de voir que, franchissant les limites de leur monde spécial, cette reconnaissance devenait celle de la nation tout entière.

A ces marques de reconnaissance individuelle, il a semblé que l’Union des Aveugles de Guerre, œuvre collective de solidarité, se devait à elle-même d’ajouter un couronnement en vous demandant d’accepter de ses mains les insignes de votre nouvelle dignité.

J’ai donc le très grand honneur, Monsieur le Président, au nom des aveugles de guerre, de vous faire la remise de ces insignes en vous demandant de voir dans ce modeste souvenir, l’hommage pour les services que vous avez rendus à notre cause. Vous avez mis à son service votre talent d’écrivain et d’homme de lettres ainsi que vos qualités d’homme de cœur. Cela, les aveugles de guerre ne l’oublieront jamais, je vous en donne ici l’assurance. »