La Grande Guerre : Trois mille soldats revenus aveugles

Novembre 1914, il y a tout juste cent ans, les armées françaises et britanniques prennent position sur une ligne de 700 km, de la mer du Nord à la frontière suisse. L’avancée allemande est stoppée, une drôle de guerre commence, les troupes de plus de vingt nations vont s’enliser dans les tranchées.

L’article ci-dessous et l’encadré relatant la création de l’UAG ont été publiés dans le n° 115 (septembre 2014) de la revue « Valentin Haüy Actualités » éditée par l’Association Valentin Haüy « au service des aveugles et des malvoyants ».

Les hommes sont lancés sporadiquement à l’assaut lors d’offensives de plus ou moins grande envergure qui leur laissent peu de chance de s’en tirer. Et même dans la tranchée, attention à ne pas passer la tête ! Les pertes sont inouïes. Les blessures, à l’avenant. La plus redoutée : perdre la vue. « Balles, éclats d’obus vidant les yeux, graviers, débris de toutes sortes projetés sur le visage, brûlures provenant d’explosions, commotions résultant d’un simple passage du projectile, enfin blessure singulière et relativement fréquente, une balle atteignant exactement la tempe et traversant la tête sans tuer le blessé, mais tranchant le nerf optique : aucune guerre n’aura fait autant d’aveugles. »

Voilà le constat dressé par André Dreux dans Nos Soldats Aveugles, ouvrage publié en 1915 par l’Association Valentin Haüy et préfacé par son fondateur et premier secrétaire général, Maurice de La Sizeranne. En France, ils seront plus de trois mille soldats, blessés ou victimes des gaz, « mutilés des yeux ».

Des reportages d’époque montrent les files titubantes d’hommes évacués se déplaçant, quand ils peuvent encore marcher, à la queue leu leu, chacun la main posée sur l’épaule de celui qui précède. À l’arrière, il faut s’organiser, l’État ouvre à Paris une maison de convalescence pour les accueillir, rue de Reuilly. On installe dans l’urgence des hôpitaux auxiliaires un peu partout dans la capitale et en province.

Les soins ne suffisent pas, il faut s’occuper du « moral ». Les voyants sont désemparés, ils se tournent vers ceux qui ont une expertise du handicap visuel. L’Association Valentin Haüy, avec son quart de siècle d’expérience pour le bien des aveugles, se présente en « technicienne de la cécité ». Elle propose d’accueillir en apprentissage une vingtaine de soldats. Donner un avenir à ces hommes jeunes, dont certains ont femme et enfants, c’est les aider à reprendre le cours d’une vie active. La nécessité de réadapter les mutilés, en l’occurrence des yeux, va susciter une prise de conscience des réalités du handicap à l’échelle internationale.

Quand c’est possible, les aveugles de guerre sont incités à reprendre leur profession. Ainsi les travailleurs agricoles, nombreux, tant la France d’avant 1914 était encore rurale. L’association édite à leur intention une brochure : Le retour à la terre du soldat aveugle. D’autres apprennent un nouveau métier. Celui de téléphoniste semble prometteur. Ceux qui présentent de « véritables » dispositions et qui n’ont pas peur de se lancer dans de longues études, sont dirigés vers le massage, l’accordage et la dactylographie. Les autres sont dirigés vers la brosserie, la chaiserie et la vannerie. Ils sont incités à apprendre le braille.

 

L’Association Valentin Haüy dispense un enseignement professionnel en ses filiales, comme à Marseille, Montpellier ou Montluçon. Le groupe de Lyon, en association avec la Société de secours aux blessés, ouvre le 5 juin 1915 l’École Maunoury pour la rééducation des aveugles de la guerre. L’école est abritée par les Frères des écoles chrétiennes de Caluire. Leur maison, devenue hôpital auxiliaire n° 19, réserve trente lits, dont il est précisé qu’ils peuvent être portés à soixante.

François Dallet est instituteur. Il perd la vue le 6 juin 1915 lors des combats de Tracy-le-Mont, dans l’Oise. Malgré sa cécité, il n’aura de cesse de reprendre son métier. Une école de Nantes porte aujourd’hui son nom sur le bien nommé boulevard des Poilus. Il donne régulièrement des nouvelles à sa femme, même après sa blessure, il les dicte à défaut de les écrire. Ainsi termine-t-il sa lettre datée du 5 juillet 1915 : « Si je t’ai décrit ces horreurs, c’est que je crois nécessaire de les faire connaître à tous, pour que tous travaillent à en empêcher le retour (…) Après la guerre, nous serons les apôtres du pacifisme. Actuellement, nous devons être des professeurs de patience et de ténacité. Il faut aller jusqu’au bout, pour qu’aucun de nos sacrifices n’ait été inutile, pour que l’on puisse dire de ceux qui sont tués ou mutilés et de ceux qui pleurent : « Ils ont souffert pour la régénération du monde».

La guerre durera encore trois longues années. On la qualifiera de Grande, ce qu’elle fut par son niveau de violence inédit. On l’espérait « La der des ders ». Malheureusement, et en dépit de l’espérance de François Dallet en un monde régénéré, on devra l’appeler Première Guerre mondiale.

L’Association Valentin Haüy possède un riche fonds documentaire, en particulier iconographique, sur les soldats aveugles de la Première Guerre mondiale. Certains documents sont présentés en exposition permanente dans une des vitrines du Musée Valentin Haüy, ouvert au public mardi et mercredi de 14 h 30 à 17 h. Tous peuvent être consultés à la bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy, accessible sur rendez-vous.

Pour consulter l’article incluant les photos : http://www.avh.asso.fr/rubriques/actualites/actualites.php?var=titre&infos=985

Mireille DUHEN, responsable du musée Valentin Haüy et de la bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy.

Sources : « Le Louis braille », janvier 1963, article signé de Henri Amblard, Président de l’Union des Aveugles de Guerre.

Jean-François Montes, dans son rapport « 1915 – 1939, (re) travailler ou le retour du mutilé : une histoire de l’entre-deux-guerres », décembre 1991, cite le chiffre de 42 000 aveugles ou borgnes.